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« Lorsqu’une brèche s’ouvre, gardez l’oeil ouvert. »
Depuis mon séjour à Londres, en Angleterre, en tant que délégué de la récente tournée d’immersion en innovation sociale Canada – Royaume-Uni, je me pose une question : si vous aviez la possibilité magique de voyager dans le passé et de vivre au Canada avant le contact avec les Européens, ou de voyager dans le futur et de vivre au Canada en l’an 2300, que choisiriez-vous ?
Vous choisiriez probablement le Canada du passé, où il n’y avait pas l’exploitation de la terre et des humains, le dérèglement climatique, le capitalisme, la croissance et les marchés actuels, la colonisation, l’actuelle crise de l’abordabilité, et bien plus encore. Moi, je choisirais le Canada de 2300. Non pas que je n’apprécierais pas le Canada du passé, mais j’ai une curiosité insatiable pour l’avenir.
Je vous explique : l’une des plus grandes tensions auxquelles l’humanité est confrontée aujourd’hui consiste à trouver un équilibre entre nos responsabilités du passé, celles du présent et celles de l’avenir émergent. Et c’est vraiment la première fois que nous ressentons cela. Les injustices du passé continuent de se manifester et elles obligent la société canadienne à prendre en compte ses histoires, ses interprétations, sa négligence, son ignorance et ses omissions systémiques.
De plus, il y a les immenses pressions du présent. La pandémie de COVID-19 a souligné l’ampleur des complexités que les systèmes actuels ne sont pas en mesure de gérer. Tout cela pour dire que nous avons, tout autour de nous, des systèmes qui ne tiennent pas compte des effets externes, et ces effets externes se sont multipliés sous nos yeux. Nous sommes toutes ces grenouilles dans de l’eau qui bout lentement et qui réalisent à peine ce qui se passe. Presque tous les systèmes de notre société (de la police à l’éducation préscolaire, en passant par les services sociaux) ne tiennent pas compte des effets externes et s’écroulent sous une conception médiocre et inadaptée au monde d’aujourd’hui ou de demain. La pandémie a révélé et amplifié tout ce qui avait été ignoré ou mis de côté pendant des générations, notamment l’insécurité alimentaire, le racisme systémique, les soins aux personnes âgées, la santé mentale et le fossé numérique.
Plus de 52 000 personnes dans tout le pays sont décédées en raison de la COVID. Depuis le début de la pandémie, il y a eu en moyenne 20 décès par jour liés à l’intoxication aux opioïdes, par rapport à une moyenne de 10 en 2019. De plus en plus de personnes dans les communautés déclarent ressentir un sentiment d’isolement, de solitude et de stress, et, depuis quelques années, les gens boivent plus, fument plus et consomment plus de drogues (dont les effets en cascade sont, je pense, encore à venir). Les appels liés à la violence familiale ont presque doublé pendant la pandémie et ils continuent d’être plus nombreux qu’avant la pandémie, car les foyers ne sont pas sécuritaires pour les Canadiens victimes de violence. Les crimes haineux sont en hausse partout au pays et ne montrent aucun signe de ralentissement. Le nombre d’appels à Jeunesse, j’écoute pour des problèmes de santé mentale continue d’augmenter et a connu une hausse considérable de 400 % au cours des deux dernières années. Nous avons également découvert plus de 2 000 tombes anonymes dans les anciens pensionnats pour Autochtones. De plus, ces dernières années, la vie des gens est devenue excessivement inabordable. L’augmentation exponentielle de l’information s’accompagne d’une augmentation exponentielle de la désinformation, et nous avons été témoins de la face cachée hideuse de la politesse canadienne. Ces dernières années, la haine, la misogynie, la suprématie blanche et l’extrémisme ont fait surface en ligne. Cela a fait surgir de nouvelles tensions et divisions dans les quartiers et les familles. L’évitement des discussions à table sur la politique avant la pandémie s’est transformé en évitement des discussions à table sur la vaccination. Tout cela, bien sûr, est loin de refléter toute la situation actuelle de notre société.
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À Londres, j’ai constaté à quel point beaucoup d’entre nous semblent avoir un angle mort qui les empêche d’agir sur l’ensemble de cet iceberg, en particulier lorsqu’il s’agit de réimaginer les structures systémiques profondes, sous la ligne de flottaison. La plupart d’entre nous n’agissent pas, non pas parce que nous ne le voulons pas, mais plutôt parce que l’attention portée à cette question n’est pas prioritaire en raison du fait qu’il est extrêmement inconfortable et épuisant de passer du temps sous la ligne de flottaison. Cependant, si nous ignorons ce qui se trouve sous la ligne de flottaison, nous ne traitons que les symptômes. Et en traitant seulement les symptômes, nous continuons de répéter les mêmes vieilles habitudes et à valider les mêmes systèmes, encore et encore.
Après avoir participé à cette extraordinaire tournée d’immersion Canada – Royaume-Uni, je me demande comment les acteurs de changement au Canada peuvent réagir aux vagues actuelles d’invitations au changement perturbateur d’un lieu profond qui nous relie à l’avenir émergent, au lieu de réagir uniquement en se basant sur les modèles du passé, ce qui signifie généralement les perpétuer, car notre attention est concentrée sur la recherche de meilleurs résultats avec le système existant et non sur l’élaboration de systèmes radicalement meilleurs à l’avenir.
Afin de réimaginer les systèmes actuels qui ne prennent pas en compte les effets externes et les modèles mentaux corrompus qui perpétuent le statu quo, nous devons commencer par mettre à jour la pensée qui les sous-tend. Nous devons mettre à jour la raison d’être de ces systèmes pour l’avenir émergent.
Comment pouvons-nous nous orienter vers un avenir voulant émerger à travers nous? Je pense maintenant que notre capacité à nous tourner vers un avenir émergent, au lieu de réagir au passé, est probablement la capacité de leadership la plus importante à l’heure actuelle. J’ai été témoin de nombreux exemples de ce leadership à Londres, auprès d’Immy Kaur, à Civic Square, de Jennie Winhall, à ALT/Now, de Derek Bardowell, à Ten Years’ Time, de Barbara Burton, à Behind Bras et de Stephen Miller, à Power to Change. Quel est le point commun de ces acteurs de changement? Ce sont des bâtisseurs d’avenir. Ils ont réorienté leur attention; ils ont réorienté la qualité de l’attention qu’ils appliquent aux systèmes actuels vers les systèmes futurs. Ils ont pris conscience de leur responsabilité à l’égard de l’avenir émergent, et nous devrions en faire autant.
Tout comme Immy, Jennie, Derek et Barbara, que se passerait-il si nous considérions l’avenir comme notre responsabilité collective ?
Imaginez si la prochaine génération pouvait se faire entendre dans les débats politiques et de la société civile d’aujourd’hui. S’il existait un moyen de représenter leurs intérêts et de veiller à ce que leur avenir ne soit pas piétiné par le court-termisme qui régit actuellement les institutions politiques, les entreprises et la société civile. Imaginez si nous avions des mécanismes juridiques pour garantir les droits et le bien-être des générations futures. À Londres, ma curiosité m’a conduit à de nombreuses pistes et, bien que les médias traditionnels n’en parlent pas, il s’avère qu’une révolution silencieuse en faveur de l’équité et de la solidarité intergénérationnelles gagne en popularité. D’après ce que j’ai pu constater, elle n’a pas vraiment de nom et semble être fragmentée, mais elle prend néanmoins de l’ampleur au Royaume-Uni et dans le monde entier.
Pour commencer, une revue universitaire à comité de lecture, intitulée Intergenerational Justice Review, est consacrée à ce domaine naissant. En effet, elle publie des recherches sur des sujets intergénérationnels primordiaux tels que la crise du logement, les transferts de richesse et les moyens de mettre en œuvre légalement la justice intergénérationnelle. Et si vous vous demandez quels pays peuvent légitimement prétendre agir en faveur des générations futures, consultez l’indice de solidarité intergénérationnelle, créé par le scientifique interdisciplinaire Jamie McQuilkin. Il offre un ensemble complet d’indicateurs cohérents et méthodologiquement rigoureux.
Où se situe le Canada dans l’indice le plus récent ? Nous ne sommes pas dans les 10 premiers. Pas même dans les 20, 30 ou 40 premiers. Nous sommes classés 55e. Eh oui !
Des pays comme la Jamaïque, le Pérou, la Malaisie et l’Albanie sont devant nous. Le Royaume-Uni est devant nous. La France est dans les 10 premiers. Et le Népal est classé 3e. De toute évidence, le fait d’être un pays avec une croissance du PIB et une création d’emplois décentes n’a pas grand-chose à voir avec un score élevé en matière d’équité et de solidarité intergénérationnelles. Des éléments tels que l’égalité des richesses, l’évolution annuelle de la couverture forestière et les ratios élèves-enseignant font partie de cet ensemble d’indicateurs. En discutant avec la RSA, j’ai également appris que le Royaume-Uni a un Future Generations Commissioner (commissaire aux générations futures) pour le pays de Galles, un rôle qui a été créé dans le cadre de la Well-Being for Future Generations Act (loi sur le bien-être des générations futures) en 2015. Le Canada dispose-t-il d’une loi similaire ? Non.
Tout cela semble prometteur, mais comment les organismes à vocation sociale et les organismes de financement du Canada s’en sortent-ils lorsqu’il s’agit de se concentrer sur l’équité intergénérationnelle et de réimaginer les systèmes pour que les générations futures s’épanouissent? Malgré tous les discours et les efforts pour bâtir un héritage et prendre soin des gens et de la planète, c’est peut-être dans les institutions de la société civile que je place le plus d’espoir. Cependant, ne vous réjouissez pas, car les initiatives extraordinaires sont rares.
Le paradoxe est que les modes de gouvernance, de prestation des programmes, de collecte de fonds et de fonctionnement de beaucoup d’organisations de la société civile pourraient nuire aux générations futures (avec les solutions de facilité, les projets pilotes, les solutions de fortune, les problèmes de pénurie, le maintien au-dessus de la ligne de flottaison, les programmes de financement d’un an, les plans stratégiques de cinq ans et l’absence de construction de l’avenir). Bien que les bonnes intentions ne manquent pas dans le monde de l’impact social, il y a des vérités gênantes. L’une d’entre elles, que j’ai apprise lors de ma visite de Coin Street, s’appelle la « vétocratie », un terme inventé par l’auteur Francis Fukuyuma pour décrire le système d’intérêts ancrés qui rend très difficile la création ou l’exécution de quelque chose de radical.
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Les dotations et les héritages ne signifient pas nécessairement qu’il faille rendre compte des intérêts à long terme. Et c’est problématique. Le monde de l’impact social est caractérisé par des modèles institutionnels et de gouvernance dépassés, une faible capacité à adopter une vision à long terme, le pouvoir des intérêts acquis, une volonté de répondre en priorité aux besoins immédiats et une compréhension insuffisante des effets en cascade de nos actes. Peu d’organisations de la société civile ont l’état d’esprit, les méthodes et les pratiques nécessaires pour intégrer l’équité intergénérationnelle et la construction de l’avenir dans leur gouvernance, leurs plans stratégiques, leurs programmes et services, leur collecte de fonds et leurs subventionnements. De plus, il n’existe actuellement aucun moyen simple d’évaluer les effets intergénérationnels des activités d’une organisation. Toutefois, cela ne devrait pas nous empêcher d’unir notre imagination collective et de nous lancer dans des projets d’avenir pour construire de meilleurs systèmes. Les preuves de nos dysfonctionnements sont nombreuses pour montrer à quel point notre voie actuelle est irresponsable.
Malheureusement, il s’agit d’une période fragile. La société est fragile. Le progrès est fragile. Et l’avenir est fragile.
Nous sommes confrontés à un choc critique d’idées et de pensées. Pour l’essentiel, nous avons l’impression qu’un système fondé sur des dogmes mène un combat un autre système : la gauche contre la droite; la localisation contre la mondialisation; la propriété intellectuelle contre la source ouverte; l’économie linéaire contre l’économie circulaire; les besoins actuels contre les besoins futurs, etc. Le monde a besoin d’une diversité de points de vue. Il existe une occasion énorme de porter un regard plus nuancé sur les idées (des idées qui ne sont pas principalement de gauche ou de droite, qui ne s’articulent pas autour de la primauté de tel ou tel groupe ou de telle ou telle idéologie). Je me suis rendu compte que ce sont nos systèmes actuels, qu’ils soient axés sur des principes de DEI ou non, qui seront incapables de fournir des réponses utiles aux plus grands défis de demain et que la société entrera dans une période de transition difficile, épuisante et inconfortable, au cours de laquelle la logique et les systèmes existants devront être mis à jour. À bien des égards, l’humanité a déjà commencé à entrer dans cette période, et le « degré de confiance » est un bon baromètre. Selon le baromètre de confiance Edelman, la confiance de l’humanité dans un éventail d’institutions (les institutions démocratiques, les médias, les ONG et les entreprises) est en net déclin.
Alors, qu’est-ce que l’avenir exige de nous ? Que devons-nous faire ? À la suite de ma tournée d’immersion, j’y vois plus clair. Nous devons renforcer la capacité de leadership collectif pour innover des systèmes entiers. Cela signifie une conscience profonde et nuancée du bien intentionnel et du mal involontaire, une conscience profonde des humains et des non-humains, présents et futurs, une conscience profonde qu’un éventail de points de vue et d’approches est impératif à la fois au-dessus et au-dessous de la ligne de flottaison. Cela signifie que le Canada a besoin d’infrastructures collectives pour co-détecter, co-explorer, co-engager et co-apprendre des systèmes et des modèles mentaux qui ne sont plus adaptés aux objectifs. Cela signifie que nous devons équilibrer notre apprentissage et notre réaction au passé avec l’apprentissage et la construction de l’avenir.
Quelques semaines se sont écoulées depuis ce voyage remarquable à Londres avec un groupe de personnes parmi les plus intelligentes et les plus agréables qui créent le changement. Alors, qui est prêt à réaliser des avenirs émergents?
Vinod Rajasekaran, Éditeur et directeur général, Future of Good